Tianmajie-Lijiang, 88,42km. Je démarre ma journée avec une soupe de pâtes copieuse et largement pimentée, en pensant que ce soir on m'attend à Lijiang. Quel bonheur d'être attendue quelque part !...
Au loin, les contreforts himalayens... Je m'abrite du soleil comme si j'en avais horreur, mais c'est toujours en pensant à mes yeux. Au sortir de Tianmajie, une vaste vallée, le ciel est parsemé de gros nuages, et les montagnes m'encerclent. J'approche des contreforts himalayens, je le sens. Au milieu des nuages, mon regard s'arrête net... Enfin, Elle est là, cette montagne tant espérée... Un sommet de glace et de neige émerge au milieu du ciel, loin, à l'horizon. Son nom m'est encore inconnu. Tout ce que je sais, c'est que c'est ma direction. Alors je pédale avec ce point fixe... en tête seulement, parce que la cime est bien vite reprise par les nuages. J'alterne entre vallées entourées de montagnes et mur de montagnes qu'il faut franchir ! Le jaune du blé contraste avec le bleu du ciel et le vert des montagnes, la luminosité s'accroît à mesure que l'on gagne en altitude. J'aime cette lumière par dessus tout mais elle est en train de devenir l'ennemie de mes yeux larmoyants.
Vers midi, au sommet d'une côte, je tombe sur un énième marché, c'est l'embouteillage monstre dans la rue. Je laisse en toute confiance Multi sur le côté de la route près des étals de fruits et me fonds dans l'ambiance colorée et animée de ce marché de montagne.
J'ai quitté les Bai pour pénétrer dans le territoire des Naxi, qui peuplent tous les environs de Lijiang. Je me glisse près d'un groupe de femmes qui discutent gaiement, les observe. On me tend des fruits, l'une d'elle s'adresse à moi dans une langue chantante où les "r" rrrrroulés ressemblent à des notes de musique. Je me gave de fruits et de beignets de pommes de terre pimentées ( encore !).
Sourire Naxi Je repars le coeur joyeux (un marché, de l'agitation, et ça repart !) vers ces montagnes à vous faire perdre la tête... ma tête qui bat dans mes tempes comme un métronome affolé ! Je passe une nouvelle fois devant un panneau délavé "Lhasa". Un jour peut-être...aujourd'hui je bifurque en suivant la course des nuages et puis je monte, je monte, je monte, je n'en finis pas de monter et j'atteins un plateau à plus de 3000 mètres d'altitude d'où j'aperçois la vallée de Lijiang. Les 16 kilomètres de descente qui suivent viennent à bout, une nouvelle fois, de mes forces. J'essaie d'analyser ce qui se passe dans mon corps mais j'avoue que je ne suis pas... je m'explique : lorsque j'entame une côte, je trouve un rythme et le maintient. Je m'arrête pour boire tous les 5 kilomètres. J'aime entendre mon coeur qui bat la chamade. Est-ce le rythme lent et régulier mais mon cerveau lui fonctionne à 300km/h. Tout me passe par la tête. Je suis là et ailleurs. Je parle, j'écris, je crois avoir l'idée du siècle bien sûr, pendant ce temps mon coeur s'emballe, mes muscles chauffent, mais je ne sens pas la fatigue. La récompense est au sommet. Toute sles mécaniques fonctionnent a merveille. Avec Multi nous sommes à l'unisson (si c'est pas beau !)...
Coiffes et paniers Naxi dans un marché de montagne La descente est une autre paire de manches ! C'est comme si les circuits se déconnectaient un à un dans mon cerveau, et je ne focalise alors plus que sur une seule chose : la pente. Me laisser filer, emporter par la vitesse, freiner et éviter les trous. Mes mains se crispent, je pense en blanc. À l'arrivée, je suis vidée. C'est comme si la vitesse avait aspiré mon énergie. Et là, quand je vois un faux-plat, c'est l'Everest qui est devant moi ! J'ai mal des orteils aux sourcils, je ne peux plus poser mes mains sur le guidon (autre petit souci avec les tendons, le canal carpien, et le nerf... cubital !) ou seulement en "danseuse" (les bouts des doigts sur le guidon...). C'est juste un faux-plat, tu ne vas pas t'arrêter là ! On t'attend à 9km... alors je dévalise un magasin qui n'a rien sinon des crevettes sous-vide, des glaces sans goût et du pain rassis. Je bois littéralement ma confiture d'orange au goulot (elle est dans une bouteille...) et repars avec cette lueur au bout du guidon : on m'attend ! Lijiang me surprend par l'ampleur de sa nouvelle ville aux bâtiments modernes. Aux abords de la vieille ville, je pose pied à terre; en fait je ne peux plus mettre un pied devant l'autre. Mes yeux brûlent et me pleurent (écrit tel quel dans mon carnet... le lapsus révélateur m'a plu), j'aimerais mettre ma tête dans un congélateur, mes mains dans un bain Yao alors que mon estomac fait des noeuds de faim.
Mon hôte, Luquiong Luo Bientôt Luquiong Luo est là (nous nous sommes rencontrés par l'intermédiaire de Couchsurfing, un site web d'hospitalité entre voyageurs, ou pas d'ailleurs), souriante et accueillante. Le dîner avalé à la hâte, mon hôte me conduit à la pièce qu'elle loue dans une grande maison de la vieille ville à une famille locale Naxi. Le bonheur (je sais je me répète...) ! Douche, pièce partagée, anglais, je comprends quelque chose... Tout cela loin de l'agitation du centre touristique. Je m'écroule dans un sommeil profond et me réveille à 6h avec la tête comme une pastèque, les yeux injectés de sang. Je n'ose troubler le sommeil de Luqiong et monte sur le toit où un panorama superbe m'attend.
Au bout de cette ruelle de Lijiang, ma maison ! Dans la matinée, je prends vite conscience que nous n'avons pas du tout les mêmes rythmes avec Luquiong. Je ne tiens pas en place quand elle n'est que zen, méditation et yoga. 1h de ballade, 4h de repos ! Qu'à cela ne tienne, nous sommes aussi indépendantes l'une que l'autre, je m'éclipse alors et la laisse à son yoga tranquille. J'erre au hasard du dédale de ruelles pavées, de vieilles maisons aux toits refaits jusqu'aux boutiques qui se succèdent. En été, les habitants mettent parfois 1h pour faire 500 mètres. Effectivement la popularité de Lijiang a cru plus vite que sa capacité à accueillir des groupes. Cette année pourtant, la ville est "vide" (sans doute l'effet J.O., Tibet, tremblement de terre du Sichuan), Luquiong est guide touristique, au chômage depuis 1 mois.
Je ne suis pas seule ! Sillonnée de canaux, de ponts en pierre et de ruelles, Lijiang était un important carrefour de la route de la Soie du Sud, une place marchande où les échanges étaient à la fois commerciaux et socio-culturels entre les Tibétains et les Bai de Dali. Aujourd'hui le charme n'opère plus. La place du marché, jadis fief des marchands Naxi, est envahie de vulgaires boutiques. Assise sur un banc, cachée derrière mes lunettes pour aveugle, je voudrais remonter le temps mais je me heurte sans cesse à ces images toute faites pour touristes : quand je rouvre les yeux, un homme qui porte des lunettes des années 60 et une peau de yack sur les épaules, me propose de faire un tour dans sa carriole tirée par un.... bélier frisé, avec les bigoudis de madame sans aucun doute. Je pleure où je me fais promener en bélier ?! Un groupe d'enfants âgés de 6 à 10 ans viennent me réciter leur cours privé d'anglais. J'écoute d'une oreille la professeur m'expliquer qu'ainsi les jeunes ne seront plus timides face aux étrangers mais mon esprit vaque ailleurs... Mon regard se pose sur ces vieilles femmes Naxi, dernières dépositaires de cette culture plus que millénaire.
La cape Naxi, appelée Peau de mouton aux yeux de grenouille Descendants des tribus de Qiang d'origine tibétaine, les Naxis vivaient il y a encore peu en famille matrilinéaires. Les chefs étaient des hommes, mais les femmes tenaient une place prépondérante. Les Naxis sont d'anciens pasteurs sédentarisés. Ils élèvent encore boeufs, chevaux, moutons, cochons et cultivent le blé, le maïs, la pomme-de-terre, le riz, le piment. L'argent, l'or, le cuivre joueront un rôle essentiel dans le développement du commerce et des liens socio-culturels avec les autres ethnies du sud. Leur langue écrite fait partie de la famille tibeto-birmane : elle utilise un système de pictogrammes extraordinaire qui est le seul langage hiéroglyphique encore en usage.
Les Dongba sont les chamans Naxi, dépositaires des écrits et des coutumes, intermédiaires entre les hommes et les esprits. Ils transmettent l'histoire, la littérature et la religion. La religion Dongba est un mélange de bouddhisme et taoïsme.
Les femmes portent un pantalon noir ou bleu foncé couvert d'un tablier bleu ou noir également. Les coiffes sont différentes selon les endroits. À Lijiang il s'agit le plus souvent d'une casquette bleu. Presque toutes portent cette cape en forme de T qui caractérise les Naxi. Attachée par 2 bandes croisées sur la poitrine, elle évoque le jour et la nuit. 7 cercles symbolisent des constellations ou les yeux de grenouille d'un dieu Naxi. Cette cape parfois surmontée d'une peau de mouton, sert à éviter l'usure du panier que les femmes portent en permanence, d'où son nom "peau de mouton aux yeux de grenouille". Elle symbolise le pouvoir des femmes qui portent le ciel sur leur dos.
Les canaux de Lijiang Je traîne mes savates (c'est le cas de le dire car j'ai l'impression de n'être plus que deux yeux à la place d'un corps) vers la librairie sino-anglaise où je découvre les ouvrages de 2 personnages qui ont marqué Lijiang : Joseph Rock, botaniste excentrique, autodidacte farfelu (il a apprit SEUL 8 langues, dont le chinois à 13 ans), il consacra sa vie à étudier la culture Naxi (1922-1949). Correspondant pour National Geographic, on raconte que lorsqu'il se déplaçait, ses caravanes mesuraient plus de 500 mètres! Quant à Peter Goulart, français né en Russie, il vécut également à Lijiang entre 1940 et 1949. Je lorgne sur son livre "Forgotten Kingdom", le royaume oublié, mais la voix de la raison me rappelle à l'ordre : 4 livres m'attendent dans mes sacoches, sans que je trouve le moment de les ouvrir...
L'après-midi, je renouvelle l'épreuve de force de la gare routière et cette fois-ci la présence de Luquiong est efficace. Il nous (Multi et moi) faudra quand même 1h30 pour prendre un billet pour le lac Lugu alors que la gare est vide... Mon esprit s'évade pendant que Luquiong se laisse expliquer le mauvais état des routes, les risques par temps de pluie, le nombre de morts des mois derniers et j'en passe ! Un instant je me laisse fléchir puis me reprend : c'est quoi cette parano ?!! Je suis venue en Chine pour voyager à vélo, je ne vais me laisser impressionner par la première chef de gare. Surtout quand il s'agit d'accident de bus et non de vélo, ce qui ne m'étonne pas vue leur conduite... Donc me voilà billets en main !! Multi est du voyage car je souhaite faire les quelques 250 kilomètres retour avec lui (raison inavouée : j'ai du mal à me séparer de lui et je ne vais pas lui faire des infidélités en louant un vélo sur place !!).
L'arracheuse de dents
La fin d'après-midi est une longue balade avec mon hôte qui me répète que je dois prendre soin de moi, "Tu as l'air très fatiguée. Pourquoi tu ne t'arrêtes pas ?". Bonne question, pourquoi je ne m'arrête pas ?
La proximité des montagnes et la possibilité d'affleurer les contours du toit du monde m'électrisent. Je ne tiens pas en place. Le souvenir aussi des images de Lu Nan sur la vie quotidienne au Tibet. L'envie de pénétrer dans ces montagnes et d'y rester...
Mais Pékin est toujours bien loin et le temps file. Mon stress augmente à l'idée de devoir accélérer. Le tremblement de terre et ses nombreuses conséquences sont difficilement mesurables aujourd'hui et je ne sais comment orienter mon voyage. D'un autre côté je n'arrive plus à vivre au jour le jour comme j'aime. Ouiiii, j'ai besoin de repos !